1937

Article (T 4187) traduit de l'anglais, avec la permission de la Houghton Library.
Source : Ĺ’uvres, T.14.

Léon Trotsky

Devant une nouvelle guerre mondiale

9 août 1937

Indétermination des groupements internationaux

La presse scrute quotidiennement l'horizon mondial pour apercevoir la fumée et les flammes. Si on voulait faire le compte de tous les foyers de guerre possibles, il faudrait utiliser un traité de géographie. En outre, les contradictions internationales sont tellement compliquées et embrouillées que personne ne peut prédire avec exactitude à quel endroit la guerre éclatera, ni comment se grouperont les camps en lutte. Il est sûr qu'on tirera, mais d'où viendront les coups, et sur qui ils tomberont, c'est ce qu'on ne sait pas.

En 1914, le facteur principal d'incertitude était l'Angleterre : celle-ci fut soucieuse de l'équilibre jusqu'au moment où elle aida l'Europe à se jeter dans l'abîme. La deuxième inconnue était l'Italie : pendant trente-cinq ans, elle avait été liée avec l'Autriche-Hongrie et avec l'Allemagne, pour tourner, pendant la guerre, ses canons contre ses alliés. Sphinx puissant, mais lointain, les États-Unis n'entrèrent dans la guerre que dans sa phase vraiment finale. Les petits États augmentaient encore le nombre d'inconnues dans l'équation. Cependant, les facteurs constants de la situation étaient, dès le début, l'alliance austro-allemande et l'alliance franco-russe, qui déterminèrent donc par la suite l'axe des actes de guerre. Tous les autres participants devaient se grouper autour de cet axe.

Aujourd'hui, il n'y a pas même à songer à la stabilité relative des camps, comme au bon vieux temps. La politique de Londres, déterminée par la contradiction des intérêts de cet impérialisme dans les différentes parties du monde, permet bien moins encore qu'avant août 1914 de faire un pronostic. Dans chaque question, le gouvernement de Sa Majesté est forcé de s'orienter selon les dominions, qui développent les forces centrifuges les plus puissantes. L'expansion impérialiste de l'Italie l'a conduite à la nécessité de se soustraire, une fois pour toutes, à la tutelle par trop « amicale » de la Grande-Bretagne. Les succès de Mussolini en Afrique et l'augmentation des armements italiens constituent une menace immédiate pour les intérêts vitaux de la Grande-Bretagne.

Pour l'Allemagne en revanche, l'amitié incertaine avec l'Italie est un moyen à long terme pour acquérir la neutralité bienveillante de la Grande-Bretagne. L'Allemagne ne pourrait renoncer à cette étape sur la voie de la domination du monde qu'au cas où elle s'arrangerait avec l'Union Soviétique. Cette variante n'est pas exclue non plus; mais elle reste une réserve, à l'arrière-plan. Ce n'est pas par hostilité de principe au communisme que Hitler lutte contre l'alliance franco-soviétique (pas un homme sérieux ne croit encore au rôle révolutionnaire de Staline), mais parce qu'il veut avoir les mains libres pour s'arranger avec Moscou contre Paris, au cas où un arrangement avec Londres contre Moscou ne réussirait pas. Mais le pacte franco-soviétique n'est pas non plus un facteur de stabilité. À la différence de l'ancien pacte militaire franco-russe, il est une tâche de brouillard. La politique française, constamment sous la dépendance de la Grande-Bretagne, oscille entre un rapprochement conditionnel avec l'Allemagne et l'amitié inconditionnelle avec l'U.R.S.S. Plus ces oscillations augmentent, plus sera grave la décision.

Les petits et moyens États embrouillent la situation encore davantage. Ils ressemblent aux satellites célestes qui ne savent autour de quelle constellation tourner. Sur le papier, la Pologne est alliée à la France, mais en fait, elle a des liens avec l'Allemagne. Formellement, la Roumanie appartient à la Petite Entente, mais la Pologne l'attire, non sans succès, dans la sphère d'influence italo-allemande. Le rapprochement croissant entre Belgrade, Rome et Berlin provoque non seulement à Prague, mais aussi à Bucarest, une inquiétude de plus en plus grande. D'autre part, la Hongrie craint, à juste titre, que ses prétentions territoriales ne soient les premières sacrifiées à une amitié entre Berlin, Rome et Belgrade.

Tout le monde veut la paix, avant tout ceux qui n'ont rien de bon à attendre d'une guerre : les pays balkaniques, les pays baltes, la Suisse, la Belgique, la Hollande, les États Scandinaves. Leurs ministres se réunissent en conférences, font des arrangements et des discours sur la paix. À les voir tous ensemble, on croît assister à un spectacle de marionnettes au bord d'un cratère. Aucune des petites puissances ne pourra rester à l'écart. Tous verseront le sang. La pensée qui, hier encore, paraissait absurde, que les pays scandinaves pourraient se combattre, devient probable aujourd'hui. Il suffirait que l’Allemagne trouve un appui en Suède, et la Grande-Bretagne au Danemark, et les « sœurs » scandinaves se trouveraient dans des camps ennemis. À condition, naturellement que l'Angleterre et l'Allemagne soient en guerre l’une contre l'autre.

Le souci essentiel des États-Unis est actuellement de se tenir aussi éloignés que possible du brasier européen. Mais, en 1914, c'était exactement la même chose. On n'est pas impunément une grande puissance, à plus forte raison la plus grande. La neutralité est plus facile à décréter qu'à maintenir. En outre, il y a aussi, en plus de l’Europe, l'Extrême-Orient. Au cours des années de la crise économique mondiale, qui a paralysé la volonté de la plupart des grandes puissances, le Japon a définitivement conquis la Mandchourie, et a occupé les provinces septentrionales de la Chine, menaçant ce vaste et malheureux pays de morcellements ultérie urs [1]. La crise intérieure de l'U.R.S.S., la décapitation de l’Armée rouge et la lamentable capitulation de Moscou dans la question des îles de l'Amour [2], ont laissé les mains définitivement libres à la clique militaire japonaise. A présent, il s'agit du sort de l'Extrême-Orient dans son ensemble.

Le gouvernement de Washington change son orientation. La concentration de la flotte dans le Pacifique, la construction de navires de guerre et d'avions de bombardement à grande portée, le développement des liaisons aériennes dans le Pacifique, le programme de fortification d'îles dans l'Océan, prépare nt d'une manière fort éloquente le renoncement à la politique de l'isolement volontaire. Mais, en Extrême-Orient, on ne peut pas non plus prédire encore avec exactitude la combinaison future des forces . Le Japon propose à l'Angleterre une« entente cordiale » pour la collaboration en Chine, avec l'intention de réduire peu à peu le lion britannique à la portion congrue [3]. Mais, avant d'accepter ou de refuser cette proposition, l'Angleterre veut agrandir sa flotte, achever la construction de la base de Singapour, entreprendre de nouvelles fortifications à Hong-Kong. À l'ouest et à l'est, les alliances militaires se forment à une allure bien plus lente que les conflits militaires.

La politique du wait and see avait un sens tant qu'elle était le privilège de la Grande-Bretagne en face d'une Europe partagée en deux camps. Mais lorsque tous les États, sans exception, sont forcés de faire leur la méthode de perfidie dans l'attente, alors les relations diplomatiques deviennent un jeu de folie, dont les participants se font la chasse les yeux bandés et revolver au poing. Aux grandes et petites puissances, il ne reste évidemment rien à faire qu'à conclure des alliances militaires en toute hâte, et alors que les premiers coups de la nouvelle guerre mondiale sont déjà frappés.

Fascisme, pacifisme et guerre

Il n'y a pas très longtemps que les pacifistes de différentes sortes croyaient ou prétendaient croire qu'une nouvelle guerre pouvait être empêchée grâce à la Société des Nations, des congrès de parade, des référendums et autres entreprises théâtrales, dont la majorité était financée par le budget de l'U.R.S.S. [4]. Que reste-t-il de ces illusions ? Sur les sept grandes puissances, trois - les États-Unis, le Japon et l'Allemagne - sont en dehors de la S.D.N., et la quatrième, l'Italie, est en train de la détruire de l'intérieur. Les trois autres trouvent moins que jamais nécessaire de couvrir leurs intérêts particuliers de l'étiquette de la S.D.N. Les tristes partisans de l'institution genevoise, hier « espoir de l'humanité », sont arrivés à la conclusion que l'unique moyen de « sauver » la S.D.N. consiste à ne pas lui poser les questions importantes. En 1932, quand s'est ouverte la fameuse conférence du désarmement, les armées européennes comptaient 3 200 000 hommes. En 1936, ce nombre s'est déjà élevé à 4 500 000 et il continue à grandir sans interruption. Qu'est-il advenu des référendums de Lord Cecil [5] ? La politique de désarmement de Genève a cessé d'être même un sujet digne d'être caricaturé. L'initiative de la nouvelle fièvre de réarmement appartient à l'Allemagne fasciste, qui a su, avec un instinct infaillible accompagné par moments d'hystérie, s'arracher des chaînes de Versailles. Mais c'est, sans doute, l'exemple de la Grande-Bretagne qui montre de la manière la plus persuasive le caractère inéluctable du nouveau tohu-bohu mondial. Le pacifisme conservateur de ce pays s'est efforcé, ces temps derniers, de faire le moins de dépenses possibles pour protéger les anciennes conquêtes. Cependant, les défaites étonnantes de la politique britannique en Mandchourie, en Abyssinie et en Espagne ont démontré à Baldwin [6] et à ses collègues qu'on ne peut vivre indéfiniment de l'inertie de la vieille puissance. De là vient le réflexe d'autodéfense presque panique, qui s'exprime par le plus grandiose de tous les programmes militaires.

Au nom de la paix et du statu quo, la Grande-Bretagne s'apprête à devenir, au cours des années à venir, la puissance la plus forte sur mer et dans les airs. Mais, par là même, elle donne aux armements maritimes et aériens au-delà de l'Atlantique une impulsion effrénée. Ainsi en est-il du pays le plus satisfait, le plus « pacifique », le plus « démocratique », qui dirigeait la Conférence du désarmement : de la liberté du commerce au protectionnisme, et du pacifisme au réarmement. Quelles forces terrestres seraient à même d'empêcher le passage du réarmement à la guerre ?

Mais ne peut-on pas s'attendre à une résistance d'en bas contre !es dangers de guerre, de la part des masses ouvrières, sous forme de grèves générales, insurrections, révolutions ? Théoriquement, cela n'est pas exclu. Cependant, si on ne prend pas des désirs ou des craintes pour des réalités, il faut accorder peu de vraisemblance à cette perspective. Les masses laborieuses du monde entier portent à présent le poids terrible des défaites qu'elles ont subies en Italie, en Pologne, en Allemagne, en Autriche, en Espagne, et, en partie, en France et dans une série de plus petits pays. Les anciennes Internationales - la II°, la III° et l'Internationale Syndicale - sont étroitement liées aux gouvernements des États démocratiques, et prennent une part active à la préparation de la guerre « contre le fascisme ». Il est vrai que les social-démocrates, ainsi que les communistes, sont défaitistes par rapport à l'Allemagne, à l'Italie et au Japon : mais cela signifie uniquement qu'ils ne luttent contre la guerre que dans les pays dans lesquels ils n'ont pas d'influence. Pour s'élever contre le militarisme, il faudrait que les masses se débarrassent au préalable de la tutelle des Internationales officielles. Ce n'est pas là une chose simple. On n'en vient à bout ni en un jour, ni en un mois. Aujourd'hui, en tout cas, le réveil politique du prolétariat se fait à une allure plus lente que la préparation à la nouvelle guerre.

Pour justifier leur politique militariste et chauvine, les II° et III° Internationales propagent l'idée que la nouvelle guerre aurait pour mission de défendre la liberté et la culture contre les assaillants fascistes : les pays « pacifiques », avec les grandes démocraties du nouveau et de l’ancien continent d'un côté et l'Allemagne, l'Italie, l'Autriche, la Pologne, la Hongrie, le Japon, de l'autre. Une telle classification éveille des doutes, même du point de vue formel. La Yougoslavie; est un État non moins « fasciste » que la Hongrie, et la Roumanie n’est pas plus près de la démocratie que la Pologne [7]. La dictature militaire règne non seulement au Japon, mais aussi en Chine. Le système politique de Staline ressemble de plus en plus à celui de Hitler. En France, le fascisme peut remplacer la démocratie, même avant le déclenchement de la nouvelle guerre : en tout cas, les gouvernements de Front Populaire font tout ce qui est en leur pouvoir pour faciliter ce changement. Dans l'ordre actuel du monde, il n'est donc pas facile de séparer les loups des moutons.

En ce qui concerne la lutte des « démocraties » contre le fascisme, considérons plutôt les Pyrénées au lieu de deviner l'avenir. D'abord, les démocraties ont décrété le blocus contre le gouvernement légal de l'Espagne, afin de ne pas donner « prétexte » à une intervention de l'Italie et de l'Allemagne. Mais, lorsque Mussolini et Hitler se passèrent du « prétexte », les « démocraties » - dans l'intérêt de la« paix » - se hâtèrent de capituler devant l'intervention. L'Espagne est dévastée. Pendant ce temps, les représentants des démocraties se perdent en considérations sur les meilleurs moyens... de la non-intervention ultérieure. Le gouvernement de Moscou essaie en vain, avec des grimaces gauchistes, de voiler sa participation à la politique impudente et criminelle qui facilite la tâche du général Franco et qui fortifie les positions générales du fascisme. Ce sont les richesses minérales de l'Espagne et non ses principes politiques qui détermineront demain ses rapports avec les autres pays. C'est là un enseignement douloureux, mais vraiment inappréciable pour l'avenir.

La classification des États ci-dessus a sa signification historique, mais pas celle qui lui est attribuée dans de vulgaires élucubrations pacifistes. Les pays qui sont passés le plus facilement au fascisme, ou à d'autres formes de dictature, furent ceux dont les contradictions internes avaient atteint la plus grande acuité : les pays sans matières premières à eux, sans accès suffisant au marché mondial (l'Allemagne, l'Italie, le Japon); les pays vaincus dans la guerre (l' Allemagne, la Hongrie, l'Autriche); finalement, les pays où la crise du système capitaliste est compliquée par des survivances pré-capitalistes (le Japon, la Pologne, la Roumanie, la Hongrie). Toutes ces nations, historiquement en retard ou lésées, sont naturellement les moins satisfaites de la carte politique de notre planète. Leur politique extérieure a donc un caractère plus agressif que celle des pays plus privilégiés, qui s'inquiètent surtout de défendre le butin qu'ils ont acquis.

D'où la division, avec beaucoup de réserves, des États en défenseurs et en adversaires du statu quo, les pays fascistes et semi-fascistes appartenant de préférence au deuxième groupe. Mais cela ne signifie nullement que ce seront justement ces deux groupes qui se feront la guerre. Dans le cas d'un conflit mondial, le programme du statu quo disparaîtra d'ailleurs sans laisser de trace : il s'agira alors d'un nouveau partage du monde. Les adversaires fascistes actuels du statu quo seront dans les deux camps belligérants, le choix des alliés n'étant plus déterminé par des sympathies politiques, mais par la situation géographique, les liens économiques et, surtout, par l'appréciation du rapport des forces. Hitler serait heureux de prendre, en alliance avec l'Angleterre, des colonies à la France, serait-ce même par la guerre directe contre le fascisme italien. D'autre part, Mussolini peut « trahir » et trahira Hitler selon toute vraisemblance, de même que le gouvernement italien a trahi les Hohenzollern et les Habsbourg en 1914 [8]. Le « saint égoïsme » triomphera aussi dans les rapports entre les pays fascistes.

Il est vrai que l’État totalitaire est le régime qui correspond le mieux à la nature de la guerre, « totalitaire » de nos jours. Cela signifie seulement qu'au cours de la boucherie mondiale, et peut être même avant, les démocraties actuelles se rapprocheront inévitablement du régime fasciste, si elles ne l'adoptent pas complètement. Cependant le rapprochement des systèmes politiques ne signifierait nullement la conciliation des intérêts opposés. Il est peu probable qu'une France fasciste partage ses colonies avec Hitler. Si l'héroïque lord Mosley gouvernait les Îles britanniques - historiquement, cela n'est pas exclu - il serait, sans doute, aussi peu enclin que le gouvernement actuel à céder à l'Italie la domination de la Méditerranée. En un mot, ni la composition des camps belligérants ni le cours lui-même de la guerre ne sont déterminés par des critères politiques, raciaux ou moraux, mais par des intérêts impérialistes. Tout le reste n'est que poudre aux yeux.

À quand la guerre ?

Les forces qui agissent, soit pour rapprocher soit pour retarder la guerre, sont si nombreuses et si compliquées qu'il serait trop risqué de tenter une prophétie de calendrier. Cependant, il existe quelques points de repère qui permettent un pronostic. À Londres, on est aujourd'hui d'avis que la période la plus dangereuse sera close en 1939, lorsque les armements britanniques destinés à garantir la « paix » auront atteint une ampleur suffisante. De ce point de vue, les dangers de guerre diminuent... à mesure que les armements augmentent.

Mais l'Allemagne et l’Italie ne vont-elles pas déclencher, de propos délibéré, une guerre, au cours des vingt-quatre mois à venir ? Bien des choses permettent de dire non. Ce n'est pas l'Italie, mais l'Allemagne, qui doit prononcer le mot décisif. Cependant, l’Allemagne n’est pas prête. Il est vrai que les traditions vivantes du militarisme prussien et le niveau élevé de la technique allemande permettent à Hitler de réaliser le réarmement à une allure telle que l'histoire ne l'a pas encore vue. Mais même l’État totalitaire ne peut pas accomplir de miracles. Pendant les années qui séparent le traité de Versailles de la victoire des nazis, les jeunes générations allemandes ne sont pas passées par les casernes. Il n'y a pas de réserves prêtes dans le pays. Pour faire l'éducation - même élémentaire - de quelques millions d'hommes, il faut de nombreux cadres, officiers et sous-officiers. Élaborer les types les plus parfaits de machines de guerre, préparer la production de masse de celles-ci, se pourvoir en provisions suffisantes de matières premières, éduquer de nouveaux cadres de commandement, instruire le matériel humain - tout cela exige du temps. C'est justement en raison de sa croissance fébrile que l'appareil militaire de Hitler présente à chaque pas des disproportions et des lacunes. Les généraux de l'Allemagne apprécient certainement la préparation actuelle de leur armée à la guerre à un degré bien moindre que ne le font leurs adversaires. Il faudra au moins encore deux ans avant que l'état-major de Berlin cesse de freiner la noble impatience des dirigeants politiques.

Le statut des armements n'est cependant que l'un des facteurs de guerre, et pas le principal. Le moment où tous les pays se sentiront « suffisamment » armés ne viendra jamais. En lui-même, le développement des armements conduit naturellement à la guerre, pas à la paix. L'armée n'est cependant pas une fin en soi, mais un instrument de la politique qui, à son tour, est un instrument des intérêts matériels. Le coup qui déclenchera la nouvelle guerre sera vraisemblablement donné par un changement de la conjoncture économique.

Souvenons-nous qu'un essor industriel profond et longuement mûri a été suivi en 1913 par une crise qui déjà à cette époque, avait le caractère d'une crise, non seulement conjoncturelle, mais structurelle : les forces productives de l'Europe étouffaient dans le carcan des frontières nationales. La crise de 1913 produisit dans les classes dirigeantes une tension nerveuse dans laquelle disparurent vite expectative et prudence. Le résultat fut que la guerre éclata en 1914. Il est vrai que la dernière crise (1929-1933) n·a pas provoqué de craintes de guerre. L'optimisme engendré par la précédente « prospérité » était si aveuglant que les classes dirigeantes s'obstinaient à ne considérer la crise que comme un épisode désagréable. Les illusions ne se sont évanouies que peu à peu avec la paralysie du commerce extérieur et la croissance de l'armée des chômeurs. Les politiques étrangères de ces années - sauf celles des pays les plus atteints - l'Allemagne, le Japon et l’Italie - étaient incertaines, indécises, faibles.

C'est un effet tout à fait différent sur la politique intérieure comme extérieure que produira la nouvelle crise dont, tout bien considéré, nous n’aurons pas longtemps à attendre la venue. La renaissance économique actuelle, avec un marché mondial désorganisé, un système monétaire perturbé, une armée chronique de chômeurs, n'inspire confiance à personne. Une conjoncture soutenue principalement par les commandes militaires signifie un gaspillage de la substance fondamentale de l'économie et donc la préparation d'une crise plus profonde et plus douloureuse encore. Aujourd'hui, les classes dirigeantes sont incapables d'en tenir compte. Plus on approche de la réalisation de leurs programmes d'armements, plus grande est la nervosité qui s'empare des maîtres de nos destinées.

Mais peut-être les dirigeants sont-ils capables de différer la crise, ou, ce qui est plus important de la contenir dans les proportions d'une conjoncture temporaire, pas d'une catastrophe sociale ? Cela exigerait au moins la destruction des barrières douanières, la restauration de l'unité monétaire-or, la régulation du problème des obligations internationales et l'augmentation du pouvoir d'achat des masses en faisant tourner à l'envers la machine aux armements. Seuls les aveugles ne reconnaîtront pas qu'il n'existe pas la moindre raison de semblable miracle. Les représentants commerciaux de quarante pays se sont réunis fin juin à Berlin pour entendre un hymne de Göring [9] en l'honneur de l'autarcie. Les discours pieux de quelques délégués sur les avantages d'un régime économique libéral résonnaient comme une dérision de la réalité. Les pays riches en matières premières sont-ils prêts à les fournir à leurs adversaires pour des objectifs de guerre ? Les empires coloniaux céderont-ils une partie de leurs dominions aux nations défavorisées ? Ceux des pays qui ont concentré l’or entre leurs mains vont-ils se préoccuper d’améliorer de façon désintéressée le système monétaire perturbé de leurs rivaux ? Ces simples questions contiennent les réponses complètes en elles-mêmes. Plus réactionnaire est le rôle joué par les frontières nationales dans le système économique mondial, plus âprement elle sont défendues. Personne ne chante à haute voix les louanges de l’« autarcie » mais tous cherchent à se dissimuler dans son ombre illusoire. Cependant, « autarcie » ne signifie nullement repli sur soi à l'intérieur des frontières nationales : les programmes de l'Allemagne et de l'Italie montrent d'une manière particulièrement évidente que l’« autarcie » a besoin... de s'approprier des colonies et, en général, des terres étrangères. La doctrine de l’économie fermée se révèle seulement la base de l’agression impérialiste.

Le danger de guerre, qui naît des difficultés économiques les aggrave encore. Chaque collégien sait aujourd'hui que la rupture des relations diplomatiques, les déclarations de guerre officielles ou la neutralité sont aujourd'hui des anachronismes comme la crinoline ou le menuet. Tous les gouvernements sont constamment sur leurs gardes. La tension en temps de paix, qui prend parfois des formes; telles qu’autrefois elles n'étaient possibles qu'au moment de la rupture des relations diplomatiques, est ce qu'il y a de moins propre à favoriser un essor économique. Tout porte à penser que la crise à venir laissera loin derrière elle celle de 1929 et les suivantes. Dans ces conditions, la diplomatie de l'attente passive devient impossible. L'Europe n'est pas à la hauteur de la politique de la transfusion de sang à la mode américaine. La nouvelle crise poussera toutes les questions à leur point culminant, et les gouvernements sur la voie de mesures décisives qu’on ne pourra pas distinguer de mesures de désespoir.

De cette manière, la guerre peut déjà éclater vers la fin des trois ou quatre prochaines années, c’est-à-dire juste au moment où la fin du programme de réarmement devra « assurer la paix ». Nous n’indiquons ce laps de temps, bien entendu, qu'en vue de l’orientation générale. Des événements politiques peuvent accélérer ou retarder l'instant de l’éclatement. Mais son caractère inévitable résulte du dynamisme de l’économie, du dynamisme des armements.

La stratégie de la guerre future

Avant 1914 régnait la doctrine du coup bref et foudroyant. Elle a coûté cher, surtout à la France. Le « coup » a duré plus de cinquante-deux mois. Une fois que le mauvais génie de l'humanité eût inventé des machines meurtrières incomparables, les armées qui en étaient dotées se virent forcées de se blottir dans la terre comme des taupes. Mais plus les opérations en temps de guerre étaient solidement rivetées aux tranchées, plus la pensée militaire prit audacieusement son essor après la paix de Versailles. L’humiliation qu'avait subie la stratégie, et les dépenses astronomiques qui suivirent l'épuisement mutuel des peuples, ont poussé l'imagination militaire à la recherche des moyens plus brillants et moins chers.

De là sont issues de nouvelles écoles : l'une voulait remplacer le peuple armé par une petite armée de spécialistes; telle autre mettait tous ses soins dans les forces aériennes; une troisième plaçait ses espoirs dans les rayons de la mort. Le général J. F. Fuller [10] a tout à fait sérieusement escompté que l'emploi de l'énergie électrique pendant la guerre serait capable d'éliminer le point vulnérable de toutes les guerres du passé, c'est-à-dire le facteur qu'on appelle humain. Le général von Seeckt [11] est arrivé à la conclusion que, dans la course entre masses humaines et technique, la victoire appartiendrait à la technique. D'où la théorie de l'armée petite, mais hautement qualifiée, qui fait irruption dans le pays ennemi, tel un torrent de fer et de feu. En réalité, l'opposition entre la « technique » et des « masses », ou de la « qualité » et la « quantité », comme on l'appelle quelquefois, constitue une abstraction inerte. Si une armée mécanisée forte de 200 000 hommes est capable de faire des miracles, deux de ces armées sont capables de faire, non pas deux fois, mais quatre fois autant de miracles. La loi des nombres reste en vigueur même sur la base de la technique la plus élevée. Plus simplement : la nation belligérante sera contrainte de fournir non seulement le plus grand nombre de soldats, mais aussi les soldats les mieux armés. C'est justement la raison pour laquelle on ne peut pas espérer un « coup foudroyant ».

La doctrine de Seeckt - une petite armée - n'est pas issue des conditions matérielles du militarisme, mais des limitations imposées par le traité de Versailles. Lorsqu'il put s'en affranchir, Hitler instaura le service militaire obligatoire. En Angleterre, où les traditions et les finances empêchent le service militaire obligatoire, il y a encore des théoriciens qui préconisent le remplacement des hommes par les machines. Mais le premier jour de guerre sera pour l'Angleterre, elle aussi, celui de l'appel sous les drapeaux.

À Rome et à Berlin, les stratèges - mais le peuple aussi - penchent pour les attaques aériennes qui iraient détruire d'un seul coup les centres vitaux de l'ennemi. On pense, en effet, que l'Allemagne et l'Italie manquent d'essence et d'or pour envisager de mener une guerre de longue haleine. Tout en vantant la capacité offensive de l'aviation, Göring se targue de l'efficacité de sa D.C.A. [12] qui devrait faire passer à l'adversaire toute velléité d'attaque. Le seul malheur, c'est que les autres pays aussi développent parallèlement leurs forces d'attaque et de défense aérienne. Un duel dans les airs peut amener un grand succès tactique, mais non pas une décision stratégique.

L'espoir qu'un quelconque « secret » technique extraordinaire qui permettrait de faire subitement échec à l'adversaire, pris à l'improviste, n'a plus de fondement. Chaque nouvelle découverte donne à la pensée des chercheurs une impulsion simultanée dans tous les pays civilisés. Plus que tout autre, la technique de la guerre est internationale : c'est bien là ce qui préoccupe espionnage et trusts de l'industrie de guerre. Les états-majors ont des secrets pour leur propre peuple, mais non pour les états-majors des autres pays.

Aucune armée ne peut tenir en réserve, en même temps que des boîtes de conserve, des miracles chimiques ou électriques tout faits. Toute invention est soumise à une épreuve que seule la guerre peut fournir. La mise en marche d'une production massive de machines de guerre exige un an et même deux. Déjà, pour cette seule raison, on ne peut pas dire que, dès le début de la guerre, des moyens « décisifs » quelconques d’ordre technique, qui n'auront pas été mis à l'épreuve par le passé, seront utilisés.

Dans la guerre, l'éclectisme va beaucoup plus loin que dans l'économie. En général, une guerre commence au stade où la dernière s'est terminée. Les nouveaux moyens s'associeront, peu à peu, aux anciens et rendront l'armée plus pesante et plus vaste. Dans le domaine de l'économie capitaliste, où le degré de production est limité par le pouvoir d'achat de la population, les machines commencent, à un certain niveau, à remplacer les hommes. Dans le domaine militaire, ces limitations n'existent pas : les hommes sont exterminés indépendamment de leur « pouvoir d'achat ». Malgré les transports mot orisés, les armées contemporaines exigent, comme du temps de Napoléon [13], un cheval pour trois hommes. En chiffres absolus, cela représente une armée de millions de chevaux. Exactement de la même manière, et malgré la mécanisation de toutes les branches militaires, le nombre des hommes qui servent les machines de guerre ne diminuera pas, mais augmentera.

Les opérations militaires des temps derniers (Extrême-Orient, Abyssinie, Espagne), malgré leur caractère fragmentaire, ont été suffisantes pour ramener, une fois pour toutes, la pensée stratégique du ciel sur la terre. Plus les dangers de guerre s'approchent, plus la stratégie officielle revient aux modèles éprouvés. Aujourd'hui, toutes les puissances navales sont occupées à moderniser ou à construire de nouveaux vaisseaux de ligne gigantesques qui, dès les premières années d'après la dernière guerre, étaient souvent comptés dans la catégorie des dinosaures. Dans ce cas, il est bien possible que l'on ait trop régressé. Dans le domaine naval, où la machine domine l'homme despotiquement, la pensée stratégique est particulièrement conservatrice et pesante.

Quel que soit le nombre de ses cuirassés, l'Angleterre sera de nouveau forcée de se défendre sur le continent européen. Les hommes ne vivent ni sur la mer ni dans les airs, mais sur terre. Les flottes maritimes et aériennes ne constituent qu'un moyen de secours pour l'invasion du territoire ennemi ou pour la défense de leur propre territoire. Le sort de la guerre se décidera sur terre. L'armée de terre reste, sinon à l'échelle mondiale, du moins à celle de la force d'attaque et de défense essentielle. La base de l'armée est constituée par l'infanterie. Plus elle est importante, toutes chances égales, plus grandes sont les chances de victoire.

La guerre sera totale, ce qui ne s'exprime pas seulement par le fait que les opérations se dérouleront simultanément sur terre, sous la terre, sur l'eau, sous l'eau et dans les airs, y compris la stratosphère, mais aussi par le fait que la guerre emportera dans son torrent l'ensemble de la population, toute sa richesse matérielle et spirituelle. Une partie de l'humanité se battra sur le front des trois dimensions. Une autre fabriquera des munitions, souffrira de la faim, et crèvera à l’« arrière ». Malgré la conquête de l'azur, de la stratosphère et du pôle, malgré les rayons de la mort et autres horreurs apocalyptiques, l'armée sera tout aussi enfoncée dans la boue que pendant la dernière guerre et, peut-être, encore bien plus profondément,

Reste évidemment la différence du niveau économique et technique des différents pays. Les avantages d'une culture supérieure se feront sentir d'une manière particulièrement marquée pendant la guerre. Même si un « secret » était connu de tous les belligérants, la capacité de matérialiser cette arme d'une manière massive sera néanmoins inégale. Cependant, la différence de niveau sera en grande partie neutralisée, comme au cours de la dernière guerre, par la manière dont seront groupés les divers pays dans les deux camps. C'est ainsi que la prédominance par trop évidente de l'Allemagne sur la France, si elle se faisait véritablement jour, provoquerait de la part de la Grande-Bretagne un effort redoublé : en même temps, elle pourrait effrayer l'Italie et lui dicter une attitude d'expectative ou même un rapprochement avec la France. En supposant, ensuite, que la supériorité de la technique militaire allemande assure à celle-ci de grands succès dans la lutte contre la Grande-Bretagne – de même au cas contraire -, alors les États-Unis se verraient forcés de sortir de leur neutralité.

La dépendance mutuelle de toutes les parties de notre planète est trop grande pour qu'on puisse espérer la localisation du combat militaire. Quels que soient l'endroit et l'occasion qui déclencheront la guerre, les succès d'une des grandes puissances ne signifieraient pas la fin de la guerre, mais l'extension de son rayon. La crainte du vainqueur occasionnerait l'élargissement de la coalition ennemie. La spirale de la guerre saisira irrésistiblement notre planète entière. Le seul point neutre sera peut-être le pôle sud; le pôle nord servira en tout cas de point d'appui pour avions militaires. Abandonnée à sa propre logique, la guerre mondiale serait, dans les conditions actuelles de la technique, une méthode compliquée et très coûteuse de suicide de l'humanité. On pourrait obtenir le même résultat d'une manière bien plus simple, c'est-à-dire en enfermant l’humanité dans une cage d'environ un kilomètre cube et en plongeant cette cage dans un des océans. La technique moderne serait tout à fait à même d'accomplir ce « coup bref et décisif »; il serait bien moins cher que le programme militaire de l'une quelconque des grandes puissances.

Guerre et révolution

Les grands et les forts remportent des victoires sur les petits et les faibles. La situation militaire, l'envergure du territoire, le nombre de la population, les sources de matières premières, les réserves d'or et la technique assurent aux États-Unis une puissante supériorité sur les autres pays. À supposer que la guerre mondiale dure jusqu'à sa fin naturelle, c'est-à-dire jusqu'à l'épuisement complet des camps, il faut arriver à la conclusion que la domination de notre planète échoira aux États-Unis. Mais une domination qui s'exercerait sur la destruction et la ruine, sur la faim, les épidémies et l’état sauvage, signifierait inévitablement aussi la chute de la civilisation des États-Unis. Dans quelle mesure cette perspective est-elle réelle ? La ruine lente de l’humanité à la suite de la nouvelle guerre n'est pas exclue. Mais ce n'est heureusement pas la seule perspective. Longtemps avant que la dévastation mutuelle des peuples ait atteint sa fin, la structure politique et sociale de chaque pays sera mise à l'épreuve. La révolution peut mettre un terme à l'œuvre de la guerre.

Nous avons dit plus haut pourquoi nous sommes peu enclins à nourrir l'espoir que le prolétariat, à l'instant nécessaire, aura la force de s'insurger ouvertement contre les opérations militaires. Au contraire, durant les mois de l'approche du danger de guerre, ainsi que durant la première période de la guerre, les masses, grâce à un réflexe naturel, seront dominées par les tendances « étatiques », centripètes, patriotiques. Cela est vrai pour les classes et groupes nationaux à l'intérieur de divers États, aussi bien que, par exemple, pour les parties composantes de l'empire britannique. Cependant, le cours ultérieur des opérations militaires, entraînant la paupérisation, la barbarie et le désespoir, non seulement donnera naissance mais portera à leur paroxysme des frictions, des antagonismes qui, tôt ou tard, s'exprimeront par des insurrections et des révolutions. Il va de soi que, dans ce cas aussi, la guerre reste le plus grand désastre qui puisse frapper l'humanité. Mais, plus vite les masses populaires y mettront fin, plus facilement l'humanité pourra guérir les blessures qu'elle se sera faites elle-même. Mais, sous cet angle, que peut-on dire de la durée de la guerre future ?

Le nouveau massacre des peuples commençant là où le dernier a fini, les destructions de vies humaines et les dépenses en matériel de guerre seront, dès le début, de beaucoup plus élevées qu'au début de la dernière guerre, tout en ayant tendance à un accroissement rapide. Les rythmes seront plus fébriles, les forces destructives plus grandioses, les souffrances des peuples plus insupportables. Il y a donc tout lieu de penser que la réaction des masses se fera jour, non pas après deux ans et demi, comme dans la Russie tsariste, ou après plus de quatre ans, comme enAllemagne et en Autriche-Hongrie, mais bien plus tôt. Cependant, seuls les événements eux-mêmes peuvent donner une réponse définitive à la question des délais.

Dans tout cela, que deviendra, au cours de la prochaine guerre, la structure interne de l'U.R.S.S. ? L'appréciation du régime soviétique et de l'Armée rouge par l'opinion publique occidentale a parcouru plusieurs stades. Le chaos du premier plan quinquennal a fait baisser à zéro le poids spécifique de l'Union soviétique dans l'arène mondiale. L'accroissement ultérieur de l'industrie, donc aussi de l'industrie de guerre - sur le fond de la crise mondiale -, a beaucoup fait monter le prestige de l'U.R.S.S. La crainte qu'inspirait à la France la politique de revanche de l'Allemagne a donné à la diplomatie soviétique l'occasion de devenir un facteur imposant de la politique européenne. Le renom de l'Armée rouge s'est accru en même temps, non pas de jour en jour, mais d'heure en heure. Mais cela ne dura pas longtemps. L'épuration politique sanglante dictée par les intérêts de la clique dirigeante, entraînant la suppression des meilleurs généraux, provoqua partout une vive réaction. La capitulation lamentable de la diplomatie soviétique dans la question des îles de l'Amour donna au Japon le courage pour une nouvelle attaque contre la Chine, tout en conférant plus de poids au conseil que Londres donnait à Paris : ne pas se fier à Moscou, chercher l'entente avec Berlin.

Cependant, la dépréciation actuelle de l'Armée rouge est tout aussi unilatérale que la croyance d'hier dans la domination inébranlable de Staline. Les fausses accusations contre les idoles d'hier, et leur exécution, portent naturellement l'incertitude et la démoralisation dans les rangs de l’Armée rouge. Cependant, les revues militaires et les manœuvres qui exposent devant les généraux étrangers l'endurance, la mobilité et l'ingéniosité du soldat et de l'officier soviétiques, restent une réalité, de même que la haute qualité du tank et de l'avion soviétique, l'audace et l'art de l'aviateur soviétique. Les épurations sanglantes qui ruinent la défense démontrent avant tout que l'oligarchie régnante est entrée en contradiction irréductible avec le peuple et, en même temps, avec l'Armée rouge. D'autre part, l'âpreté de la contradiction démontre par elle-même le puissant développement économique et culturel du pays, qui s'accommode de plus en plus difficilement du régime de Staline. La révolution politique de l'U.RS.S., c'est-à-dire la chute de la caste bureaucratique, qui est pourrie jusqu'à la moelle, sera, sans aucun doute, une des premières conséquences de la guerre. Cependant, tout laisse supposer que, si l'humanité tout entière n'est pas rejetée dans la barbarie, les bases sociales du régime soviétique (les nouvelles formes de propriété et l'économie planifiée) résisteront à l'épreuve de la guerre et en sortiront même fortifiées. Le Japon est bien loin. Dans la préparation de la lutte contre lui, on a créé en Extrême-Orient des bases indépendantes qui, en dépit de leur puissance, conservent un caractère provincial. Même dans l'éventualité peu probable des plus grands succès, le Japon est incapable de pénétrer jusqu'aux centres vitaux de l'Union soviétique. Il ne saurait être question d'une guerre séparée entre l'Italie et l'U.R.S.S. Le principal ennemi, le plus proche et le plus dangereux demeure l'Allemagne.

La protestation habituelle de Hitler selon laquelle l'absence de « frontières communes » entre l'Allemagne et l’U.R.S.S. exclut la possibilité d'une guerre relève de ce type de subterfuge qui caractérise tous les discours de ce « génie » totalitaire. La mer Baltique ne fait pas que séparer l'Allemagne et l’U.R.S.S., elle les unit. Depuis le retrait de Russie de l'Estonie et de la Finlande, la forteresse historique de Cronstadt gît dans un cul-de-sac derrière elles. Leningrad aussi, deuxième ville du pays et centre de munitions, est vulnérable. Un coup contre l'une et l'autre peut être attendu et pourrait être exécuté non seulement par air et par mer, mais aussi par terre. Même au cours de la dernière guerre, la Finlande - à l'époque elle faisait partie de l'empire tsariste - est devenue même si ce fut pour peu de temps, une base militaire pour l'Allemagne. Le même est vrai de l'Estonie et de la Lithuanie. Hitler peut essayer dans cette direction de corriger et d'enrichir l'expérience de Guillaume II [14].

Au sud de ces États Baltes, l'Allemagne est séparée de l'U.R.S.S. essentiellement par la Pologne et en partie par la Roumanie. La Tchécoslovaquie est devenue pour l'Allemagne moins une barrière qu'un pont sur la route de l'Est. Des frontières orientales de la Tchécoslovaquie à l'Ukraine, la Terre Promise de Hitler, il n'y a que quelques milliers de kilomètres.

La Pologne et la Roumanie auraient bien entendu en cas de guerre à choisir entre deux adversaires infiniment plus puissants qu'elles. Quel que soit leur choix, elles seraient non seulement les boulevards de la guerre, mais ses premiers champs de bataille.

La possibilité d'une action annexe de l'Italie sur la mer Noire - contre l'Ukraine, contre la Crimée et le Caucase – dépendrait dans une large mesure de la position prise par la Turquie, c'est-à-dire en dernière analyse, du rapport de forces entreles principaux adversaires, ou plus exactement de son évaluation à Ankara, comme dans les autres capitales de l'Europe du sud-est.

Pour l'Allemagne, la guerre, dans tous les sens stratégiques que j'ai indiqués, serait une guerre offensive; pour l'U.R.S.S., elle serait défensive. Il y a là pour les soviets un énorme avantage militaire. Malgré la situation défavorable de la base navale soviétique dans le goulot du golfe de Finlande, la force de la marine et de l'aviation russes pourrait transformer en désastre complet l'aventure balte de Hitler. Il en est de même pour la mer Noire, dans laquelle, en outre, la base soviétique est infiniment mieux située et où l'Italie est plus éloignée.

Toute la frontière occidentale de l'U.R.S.S est fortifiée solidement. Les troupes sont habituées à leurs bases. Les distances soviétiques sont grandes. L'intervalle que constitue la Pologne et la Roumanie neutralise de façon importante l'avantage des chemins de fer allemands. Le reste dépendra du « facteur moral », c'est-à-dire des hommes vivants, le soldat rouge, l'ouvrier, le paysan. L'issue de la guerre est en dernière analyse décidée par la guerre elle-même.

Quant au monde capitaliste, on peut affirmer, par avance, comme une loi inébranlable, que les régimes qui tomberont les premiers sur les champs de bataille seront ceux des pays où la question agraire n'aura pas trouvé en temps opportun une solution démocratique, et où l'héritage du servage exacerbe les plaies du capitalisme. Cette fois, le chaînon le plus faible dans la chaîne des grandes puissances sera le Japon. Son ordre social, un capitalisme militarisé s'appuyant sur une barbarie semi-féodale, tombera sous les coups de la guerre, victime d'une catastrophe grandiose. Parmi les États de seconde ou de troisième grandeur, les dangers les plus grands menacent la Pologne, la Roumanie et la Hongrie où les masses paysannes ne sont pas véritablement sorties de l'ancien esclavage.

Les suivants dans la série sont les régimes fascistes : ce n'est pas par hasard que le fascisme est venu au pouvoir spécialement dans les pays où les contradictions intérieures étaient parvenues à la plus grande acuité. Il est vrai que les États totalitaires jouissent d'avantages appréciables dans le domaine militaire - et essentiellement d'une totale liberté de manœuvre due à l'absence de contradiction intérieure. Mais cela ne veut pas dire qu'il n'y ait pas de résistances. Celles-ci existent souterrainement et surgiront au moment de l'explosion. En Allemagne et en Italie, le manque de vivres et de matières premières condamnera les masses à des souffrances insupportables. En admettant que ces États puissent remporter de grands succès militaires dans les débuts de la guerre - et c'est ce qui arrivera certainement -, ils seront néanmoins à l'étape suivante, et plus tôt que leurs adversaires, le théâtre d'ébranlements sociaux.

Cependant, la différence n'est qu'une question de temps. La guerre égalise les régimes. Dans tous les pays, l'économie sera soumise au contrôle étatique. Comme toujours, la censure militaire sera aussi une censure politique. L'opposition sera réprimée. Le mensonge officiel jouira des droits de monopole. La séparation entre l'arrière et le front disparaîtra. La justice militaire s'étendra à tout le pays. Les problèmes de matériel de guerre et de sources de matières premières seront beaucoup plus décisifs que les principes politiques.

La position de la France dans le monde, telle qu'elle a été fixée par le traité de Versailles, ne correspond aucunement aux ressources réelles de la République. Sa population ne s'accroît pas. L'économie stagne. Elle n'a pas de pétrole à elle. Les ressources en charbon sont insuffisantes. Les finances sont ébranlées. Plus que dans tout autre pays, la sécurité nationale de la France dépend de l'extérieur : de la Grande-Bretagne et des États-Unis, sinon de l'U.R.S.S. La guerre rejettera la France dans le rôle d'une puissance de deuxième ordre. En même temps que sa situation mondiale, son ordre social sera ébranlé.

Les tendances centrifuges de l'empire britannique résultent de la disproportion entre la puissance réelle de la métropole et son héritage historique. Par des réarmements gigantesques, la métropole veut prouver aux colonies et aux dominions qu'elle seule est capable de garantir leur inviolabilité. Les dépenses pour la défense de l'empire grandissent plus vite que le profit qui en résulte. Une telle façon d'administrer mène inévitablement à la faillite. La nouvelle guerre signifiera pour la Grande-Bretagne affaiblissement et ruine. L'effondrement de cette puissance impérialiste ouvrirait, à son tour, une époque d'ébranlements sociaux. La guerre aura des conséquences sensibles pour chaque pays. Dans l'angoisse et les tourments, le monde entier changera de face.

Notre pronostic peut paraître sombre. Ce n'est pas notre faute : sur la palette de notre époque, il n'y a ni rose, ni bleu ciel. Nous sommes obligés de tirer des conclusions des faits, et non de nos propres désirs. Le vieux Spinoza enseignait avec justesse : ni rire ni pleurer, mais comprendre [15].

Notes

1

Commencée en septembre 1931. la conquête de la Mandchourie avait été achevée en trois mois, le pays s'était déclaré « indépendant » sous le nom de Mandchukuo, véritable colonie japonaise. L'annexion du Jehol au Mandchukuo en 1933, la pénétration des Japonais dans le Hebei en 1935, l'installation de 7 000 hommes de troupe près de Pékin en 1936 pour « protéger » les nationaux japonais avaient été les grandes étapes de cette pénétration.

2

L’affaire peut se résumer ainsi : le 16 mai 1937, le Japon annonçait que l’U.R.S.S. voulait réviser ses conventions avec le Mandchukuo sur la circulation fluviale. Le 27 juin, on apprenait l'occupation de deux îles de l'Amour, revendiquées par le Mandchukuo, par des forces de !'Armée rouge. L'U.R.S.S. repoussait les protestations japonaises en affirmant que ces îles étaient territoire soviétique. Le 30 juin on se battit et une canonnière soviétique fut coulée. Le 4 juin, ayant obtenu l'« assurance » que les unités japonaises avaient évacué la région, les unités de !'Armée rouge évacuaient les îles, le 6, l'une d'elles était occupée par les unités de l’« armée du Mandchukuo ». L'U.R.S.S. protestait pour la forme mais en réalité capitulait.

3

Dans un discours du 8 mars, le premier ministre japonais Sato avait parlé d'une « nouvelle donne » avec la Chine et du rétablissement de relations amicales avec la Grande-Bretagne. Les contacts pris par l'ambassadeur japonais à Londres, M. Yoshida, se révélaient prometteurs : des déclarations optimistes de Sato et du ministre britannique Anthony Eden le confirmaient.

4

Trotsky fait allusion ici au référendum pour la paix organisé par Lord Cecil (cf. n. 5) et aux congrès pour la paix d'Amsterdam et de la salle Pleyel à Paris, au mouvement Amsterdam-Pleyel et à toutes ces entreprises confiées à l'époque au « trust Münzenberg » de l'Internationale communiste.

5

Lord Robert Cecil (1864-1958), fils d'un ministre conservateur, député en 1906, ministre entre 1924 et 1927, avait organisé en Grande-Bretagne en 1935 des « plébiscites de la paix ».

6

Stanley Baldwin (1867-1947), leader conservateur britannique, premier ministre jusqu'au mois de mai 1937. Il avait gouverné sous le couvert de MacDonald après la rupture de ce dernier avec le Labour Party et était redevenu premier ministre en 1935.

7

Les régimes de ces quatre pays sous des colorations et à des degrés différents. étaient des dictatures militaro-policières avec de fortes tendances proprement fascistes. On torturait en tout cas les « politiques » dans les prisons de tous ces pays.

8

L'Italie négociait avec les deux camps belligérants, mais, devant les réticences ou plutôt les lenteurs du gouvernement austro-hongrois à lui restituer les territoires qu'elle revendiquait, elle signa avec les Alliés en 1915 son entrée en guerre à leurs côtés.

9

Hermann Göring (1893-1946), ancien pilote de chasse, « as » de l'aviation allemande pendant la guerre, dirigeant du parti nazi, était devenu ministre de l’air, mais aussi l'un des grands personnages du régime.

10

John Fuller (1878-1966) :  historien de la première guerre mondiale, spécialiste de l’utilisation de l’arme blindée, considéré comme un des spécialistes les plus pénétrants des questions militaires avant la guerre aux États-Unis.

11

Hans von Seeckt (1866-1936) : officier prussien, fut l’organisateur de Reichswehr dans le cadre étroit que lui laissaient les clauses militaires du traité de Versailles.

12

La D.C.A., défense contre avions, est parfois appelée aussi défense anti-aérienne.

13

Napoléon Ier (1769-1821).

14

Guillaume II de Hohenzollern (1859-1941) était empereur (Kaiser) d'Allemagne jusqu'à son abdication en novembre 1918. Depuis la révolution russe. il s’était employé à faire des États baltes que son armée occupait autant de bastions contre la révolution.

15

Trotsky cite souvent cette phrase de Baruch Spinoza (1632-1677) dont il n'est pas certain qu'il ait lu le travail dont elle est extraite.